mercredi 11 mai 2016

L'usine

Décidant de quitter la ferme, je vais voir le monde ouvrier.

Je trouve un emploi dans la fromagerie à quelques trois kilomètres. Je reste dans un milieu semi-agricole. C'est étrange de vivre à côté d'un monde aussi différent, de côtoyer des gens dont on ne connait pas le contexte dans lequel ils évoluent.

Je suis fort physiquement, je savais faire un tas de chose à la ferme on touche à beaucoup de métiers. Là j'ai du mal à m'habituer, en fait on n'a pas besoin de tête, mais de bras, de machines évoluées, d'ailleurs plus tard on nous remplacera par de vraies machines. Je me souviens d'un dessin d'un humoriste où les gens se rendent aux vestiaires de l'usine, rangent leur tête sur des étagères et partent travailler, ne reprenant leur bien qu’à la sortie. Il y a du vrai là-dedans.

Je me trouve dans un univers de misère intellectuelle, je ne soupçonnais pas cela. Il faut dire que l'usine emploie quelques personnes simplettes, mais les autres ne relèvent pas le niveau. Ce n'est pas une critique mais un état de fait, je ne juge pas ces gens mais me sens étranger. Dans ce monde il y a en permanence de la violence, qu'elle soit verbale, physique ou sexuelle. Ce n’est pas forcément très visible mais une injure, une main aux fesses, un pelotage, une blague salace.
Il y a aussi des violences plus fortes, je travaille avec une personne assez petite et hargneuse. Nous formons un binôme pour retourner des fromages. Nous manipulons des plateaux de plus de vingt kilos les prenant sur une pile et formant une autre pile à côté ; le plaisir de mon collègue est d'essayer de me coincer les doigts quand nous posons le plateau. J'essaie de comprendre pourquoi il fait cela, en fait les employés essaient de se donner un rôle supérieur à l'autre, c'est leur façon d'accepter leur condition. J’essaie de discuter avec cette personne mais tout est rapport de force et insulte, alors je me tais et prends soin de mes doigts. 
Vivre huit heures avec un type en face de vous qui ne pense qu’à vous faire mal est épuisant. Plus moralement que physiquement. J’aurais pu l’écraser mais je ne suis pas assez méchant, la méchanceté est un atout dans ce monde cruel, je n’ai pas cette notion de supériorité. En fait l'humain n'est pas fait pour remplacer les machines. Il doit se donner des palliatifs à cet état, le système est fait de telle sorte qu'il ne peut se rebeller de sa condition que devant un quidam, sachant qu'il ne peut agir sur ses supérieurs. En se comportant de la sorte avec moi, ce type assouvit son besoin de personnalité que lui ôte son emploi. J'ai un autre binôme, celui-ci me raconte des histoires de sexe tout au long de la journée. Il me relate ses exploits, enfin surtout imaginaires, au début on essaie de rire, d'apprécier mais au bout d'une heure on a envie de lui dire de la fermer. J’essaie de dialoguer avec lui, il m'en dit plus que le premier. Il me raconte qu'il était soudeur de haut niveau avant ; qu'il gagnait très bien sa vie, il a eu un accident et depuis il a des maux de crâne. Il est condamné à rester ici, à raconter ses histoires de cul.

Le patron des usines va chercher des travailleurs étrangers, des Marocains ici en l'occurrence. Ces derniers sont une quinzaine, ils habitent tous dans une grande maison à cinquante mètres de l'usine. Un côté pratique pour le patron, si quelqu'un est absent, le contremaître va chercher un des Marocains qui est de repos ou de l'autre équipe. Dans un bourg de 2100 habitants voir débarquer ces immigrés est étrange quoique cela ne pose pas de problèmes racistes. Certains de ces Marocains ont même intégré le club de football. A l'usine, vu la promiscuité c’est un peu différent, nous faisons la journée continue, c'est à dire huit heures d'affilée entrecoupées d'une pause de vingt minutes. Pendant cette pause nous sommes tous dans une petite pièce, et les blagues fusent auxquelles succèdent les insultes. Un jour un pauvre type, un peu niais, n'arrête pas d'asticoter un Marocain celui-ci, à bout, lui lance un couteau qui va se planter dans la porte à deux centimètres du type impliqué.
Deux jours plus tard ne voyant pas arriver ce dernier le contremaître va comme d'habitude dans la maison des immigrés en chemin il découvre le type dans un fossé laissé pour mort, il fait deux jours d'hôpital. Je me sens, comme je le disais, étranger dans ce monde, un monde où chacun, malgré le fait qu'il est comme tous, cherche un rapport de force pour se donner une place, se démarquer des autres. Certains dénoncent leurs collègues aux chefs, d'autres montrent leur puissance devant les femmes en les touchant, certaines femmes excitent les hommes. Des femmes, mères de famille que j'ai vues en dehors de ce lieu. D'autres enfin utilisent leurs forces pour s'imposer dans une société ou le vrai pouvoir n'appartient qu'au directeur et aux chefs.

Nous travaillons six jours sur sept, nous devons être présent un dimanche par mois à peu prés. Ce jour-là nous pouvons partir plus tôt une fois le travail fini. Nous faisons le travail en six heures trente au lieu de huit. Si quelqu'un ralentit la chaîne il se fait réprimander par ses collègues. Arrive ce qui devait arriver, faisant le travail plus rapidement le Dimanche, le directeur augmente la cadence dans la semaine.

Le seul avantage de ce travail est qu'il peut occuper des gens simples au lieu de les laisser an ban de la société. En revanche il ne faut pas croire que c’est une action sociale, ces ouvriers sont surexploités pour un salaire de misère. Les chefs n'hésitent pas à se servir de ces personnes qui n'osent rien dire. L’envie de dire à ces gens "allez voir ailleurs!" me tenaille, mais pourquoi les déranger dans leur quotidien ils semblent sinon heureux du moins faire leur vie.

Quant à moi, je comprends vite que je ne peux rester dans ce monde. Le directeur, en m'embauchant m'avait laissé espérer une place de responsable; je vais le voir, il me déclare : « vous n’avez pas le niveau ! » je lui réponds que je vais aller chercher ce niveau. Je donne ma démission.

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