Je suis allé à l’IUT à la fac d’Angers. Je revenais la plus part du temps le vendredi soir après les cours.
J’avais une voiture, ayant repris mes études sur le tard. J’étais indépendant. Il m’arrivait de prendre deux étudiants pour les remonter en Normandie, l’un à Laval, l’autre un peu avant Domfront. Le voyage se passait calmement, mes collègues étaient timides. Après les questions d’usage sur la semaine passée à la fac, le silence s’installait; je mettais donc une cassette, la musique m’a toujours accompagné partout. Les phares transperçaient la nuit et, au son des rifs de guitare, je traçais sur le ruban de gris, il faut préciser que les radars n’existaient pas en ce temps là.
Mes compagnons de voyage s’installaient dans une langueur frisant l’endormissement.
Une fois le premier voyageur déposé, j’essayais d’entamer une conversation, peine perdue, après quelque « oui » « non » je n’insistai pas, pensant tout de même qu’un effort aurait pu être fait ne serait-ce que pour me remercier. Je ne le faisais pas pour cela.
Un soir en le déposant au bout de son chemin, ses parents, agriculteurs habitaient une ferme, il descend et avant de claquer la portière me dit « Merci, j’ai apprécié le voyage avec la musique » de fait il n’avait pas envie de parler.
Le dernier voyage de l’année m’a valu une expérience étrange. Comme à l’habitude je m’arrêtais à l’entrée du chemin. Mon compagnon dit en hésitant « mes parents voudraient te remercier tu peux venir ? » j’acquiesçais et suivi donc le chemin jusqu’à la ferme.
Le soir tombait et, en cette période, le soleil rougeoyant peignait la campagne d’orange.
Une cour en terre nous accueille elle borde une maison de pierre trouée de petites fenêtres. A notre arrivée une porte de bois s’ouvre encadrant un homme vêtu d’un pantalon de velours et d’une veste du même tissu.
« Entrez faites attention à la marche. » Effectivement pour accéder à la pièce principale il fallait descendre une marche. Là, je me projette dans une peinture du début du siècle.
Le sol est en terre battue, une grande table de bois massif trône au milieu de la pièce. Assise devant la fenêtre une jeune femme, dans un halo de lumière, donne le sein à un nourrisson. La mère elle est assise dans un fauteuil en train de tricoter. Au fond de la pièce une grande cheminée ou un chaudron est accroché à une crémaillère. L’âtre est éteinte en ce début d’été. Sur le côté un évier en faïence écrase une petite gazinière. Le tout baignant dans une lumière tamisée rappelant les tableaux de Wermer
En une seconde je suis passé cinquante ans en arrière.
Hébété je n’écoute pas le père qui me fait revenir à la réalité.
- Vous allez bien manger un morceau avec nous ? me répète –t’il
- Merci, c’est gentil mais je vais rentrer !
- Allons pas de manière ce sera simple !
Je me rends compte que l’invitation avait été prévue avant mon arrivée. Ne voulant pas vexer mes hôtes j’accepte donc.
Mon étonnement.
Nous nous asseyons à la table cernée d’un banc. Il n’y a qu’un gros pain sur celle-ci et j’attends que l’on mette le couvert. Là, je suis interloqué quand le maitre de maison prend un grand couteau et donne une large tartine à chaque personne puis il me dit : « je vous donne un couteau car je me doute que vous n’en avez pas ! »
Puis il se dirige vers une étagère sur le mur prend un plat et le pose sur la table. C’est un gros morceau de lard.
Une grosse tranche atterrit sur mon pain et je comprends donc que je vais manger sur le « pouce » expression qui prend tout son sens ici. Accompagné d’un verre de cidre je mange donc du bout des dents. Un camembert coulant fait office de désert. Puis un café accompagné d’un verre de calva, boisson régionale dans le Domfrontais.
En mangeant, le père, il n’y a que lui qui a la parole, raconte sa ferme, ses bêtes, la culture. Enfin il m’explique qu’il a un autre fils en fac de médecine à Caen. Il est en cinquième année.
De retour dans ma voiture, je quitte la ferme. Encore abasourdi, je bascule vers une autre civilisation.
Dans ma voiture, j’imagine le fils qui la semaine est à la fac de médecine avec des copains d’une autre classe sociale. Il vit dans ce contexte et le weekend, retrouve l’environnement de son enfance. La bascule doit être impressionnante et les conversations sont forcément biaisées. L’un connait les deux mondes, les autres sont restés dans une routine journalière. Le dialecte utilisé pendant toute son enfance n’a plus la même résonance et malgré lui un jugement s’invite. Les parents sentent qu’ils perdent un peu de leur fils mais ne veulent pas voir le regard critique de leur progéniture sur leur façon de vivre. En aucun cas ils ne doivent avoir honte ce sont eux qui ont permis cette ascension.
Les ascenseurs sociaux, dans les années soixante dix étaient violents, la communication allait moins vite que le changement de statut. Les parents restant dans leur univers perdaient une partie de leurs enfants en ne les comprenant plus.
Je me rappelle lorsque je venais voir mes parents j’allais voir des gens qui avaient décidé de ne pas suivre le progrès vu leur âge avancé. Je ne racontais pas le travail que je faisais en informatique ; ils n’auraient pas compris, non pas par manque de discernement, mais parce que pour eux travailler c’est subvenir au besoin de l’humanité, ce que je faisais c’est créer du besoin, chose qu’ils avaient du mal à accepter.
En fait nous sommes chacun un monde, une planète, une étoile. Le bigbang de la jeunesse façonnant cette planète par des chocs telluriques liés à son environnement. Plus tard, pour certains cette planète se façonne, se galbe pour devenir ronde et lisse ; bien sûr certaines crevasses faites par des météorites apparaitrons à sa surface, ce sont les accidents de la vie. Mais cette planète s’éteindra paisiblement.
Chez d’autre, en revanche les chocs, les percutions continueront de par une orbite aléatoire, alors ce sera une forme biscornue qui en résultera. Ces aspérités empêcheront les satellites de tourner en parfaite harmonie.
La question est quelle étoile brillera le plus? La ronde avec ses astres lumineux en orbite, où la biscornue avec ses explosions.
Mais est-ce une question de brillance ?
Ces planètes ne vivent qu’une fraction de seconde à l’aune de l’univers, donnant une relativité à la vie, nous obligeant à l’humilité.